Il y a en tout frère prêcheur digne de ce nom une pente vers ces zones de non-foi qui de nos jours vont s’élargissant et qu’il porte en lui sous forme d’appel. II destine aux autres une Nouvelle, une Parole neuve et novatrice qui s’attaque à l’incroyance; incroyance consciente et déclarée qui affecte des pans entiers d’humanité ou incroyance inconsciente, niée mais réelle, chez ceux-là mêmes qui se réclament du Christ et de son Église. Tout croyant garde en lui et souvent protège des domaines qui échappent à l’Évangile, qui n’ont pas encore été baptisés, de vraies terres de mission. C’est là notre chez-nous. La Parole dont nous sommes porteurs n’est pas destinée à bercer, mais à éveiller. Elle est un « glaive à deux tranchants ».
Voués aux autres, nous serons ainsi amenés à aller très loin à leur rencontre, à franchir de grandes distances moins géographiques que psychologiques et culturelles. On peut, on doit aller très loin, si on est bien centré. La vie dominicaine ne nous centre sur le Christ que pour nous projeter; elle est un cénacle qui propulse vers les places publiques, les rues, là où se parlent les langues innombrables des hommes.
Candeur, inconscience que cette permanente Pentecôte ? Peut-être, mais comment éconduire ceux qui ont demandé du pain et qui n’ont trouvé personne pour le leur rompre » (Lm 4,4)? Comment grossir la troupe des chiens muets? « Tout homme qui a aimé une fois dans sa vie a été au moins une fois éloquent », disait Lacordaire.
David contre Goliath. Nos petits cailloux dans notre fronde nous suffisent. La prédication n’est pas une idylle, elle est un combat avec ceux qui tout à la fois sont déçus par les mots et affamés de la Parole; un combat aussi avec Dieu, semblable à celui que Jacob a soutenu avec le mystérieux « ange de Yahveh » au gué du Yaboq (Gn 32,2333) : il se déroule la nuit (dans la foi); Dieu n’en mène pas large (au péril de nos mots et de nos actes); nous non plus (nous y sommes blessés par cette Parole qui nous cravache au passage et par la résistance des non-croyances); mais nous y écrivons notre nom nouveau (Jacob à l’issue du combat s’appelle désormais Israël) et nous travaillons à la mise en communion d’un Peuple nouveau.
Notre joie est d’être tout simplement, au cœur de ce Peuple, ceux qui font profession de servir ainsi activement les hommes et le Dieu qui ne cesse de s’annoncer aux hommes.
fr. Jean Gabriel Ranquet, “Au service de la prédication” in Dominicains. L’Ordre des Prêcheurs présenté par quelques-uns d’entre eux. Cerf, 1980.