Le bienheureux Humbert de Romans n’était certainement pas un illuminé. Dans son traité «Sur la formation des Prêcheurs», il mentionne bon nombre de qualités morales, personnelles et intellectuelles nécessaires au prêcheur dominicain. Personne ne deviendra prêcheur sans un travail ardu. Néanmoins, il veut que le prêcheur-en-devenir sache qu’il existe une difficulté tout à fait spéciale dans l’art de la prédication : «D’autres disciplines sont acquises par la pratique fréquente. C’est en bâtissant qu’on devient bâtisseur ; c’est en jouant de la harpe qu’on devient harpiste. Mais la grâce de la prédication ne s’obtient que par un don spécial de Dieu. Au chapitre 10e de l’Ecclésiastique, il est écrit : « Le succès d’un homme est dans la main du Seigneur ». » La Glose interprète ce passage en référence avec le succès du prêcheur, car c’est seulement par un don de Dieu qu’un homme acquiert l’art de la prédication. Et il est plus difficile que tout pour un homme d’accomplir une tâche qu’il ne peut mener de son propre chef, mais sous la dépendance seule d’un facteur extérieur qui échappe à son contrôle». De plus, «nombreux sont ceux qui peuvent enseigner tous les autres arts ; pour la prédication, il n’existe qu’un seul maître : l’Esprit Saint». Voilà pourquoi, dit-il, «il existe et il a toujours existé de nombreuses personnes jouissant d’une éducation supérieure, qui se sont appliquées avec zèle et ardeur en vue d’obtenir la grâce de la prédication sans jamais pouvoir y réussir. Que de personnes, par ailleurs bien douées, ne puissent s’entraîner à un art prouve la difficulté de cet art».
Afin d’illustrer l’importance de cette attitude, Etienne de Bourbon raconte l’histoire d’un personnage «excellent prédicateur à Paris». Tout le monde le félicitait pour ses sermons, lui disant que de motifs il avait d’en glorifier Dieu, l’assurant que personne n’était aussi savant que lui. Toutes ces louanges allumèrent en lui la suffisance. Au lieu de rendre gloire à Dieu, il dit : «C’est ma lampe de chevet qu’il faut remercier. C’est mon ardeur à veiller auprès d’elle la nuit qui m’a rendu savan ». Aussitôt, il perdit en même temps la mémoire et le savoir.
Tout ce qui précède ne signifie nullement que le travail ardu soit inutile. «Bien que la grâce de la prédication soit surtout un don de Dieu, il n’en demeure pas moins qu’un sage prédicateur devrait, par une étude appliquée du sujet sur lequel il doit prêcher, prendre tous les moyens à sa disposition pour s’assurer qu’il prêche de façon satisfaisante».
Le concept de la «grâce de prédication» (gratia predicationis) se rencontre aussi dans un important passage des Constitutions primitives : le mandat de prêcher émane de l’assemblée des capitulaires dont la tâche consiste à examiner chaque candidat pour déceler en lui «la grâce de prédication que Dieu y a déposée» et, en même temps, se renseigner sur ses études, sa vie religieuse, sa motivation et la ferveur de sa charité. La législation de l’Ordre reconnaissait ainsi que le premier «mandat» de prédication vient de Dieu. Il revient à l’institution de le discerner.
Comment comprendre que certaines gens aient pu tenir pour suspecte la théorie de la «gratia predicationis», si l’on considère, par exemple, la carrière de Jean de Vincence, une des lumières de cette célèbre année 1233, l’année du grand Alleluia. Cette année connut, surtout dans l’Italie du nord, une remarquable renaissance religieuse particulière mais non exclusive aux Dominicains. Ce mouvement constitue en partie l’arrière-plan de la canonisation de saint Dominique, à l’intercession de qui il fut attribué’. Durant un certain temps, les Prêcheurs semblent avoir joui d’une telle popularité qu’ils purent amener des seigneurs ennemis à une réconciliation publique, si ce n’est toujours sincère. Ils réussirent aussi à se créer un pouvoir politique considérable au point de rédiger à nouveau les lois de plusieurs cités. Malgré leur authenticité, ces faits n’eurent probablement pas de répercussions profondes ou durables. Dans l’intention de mettre un terme à un tel état de choses, le chapitre général de 1234 défendit sévèrement et explicitement aux frères d’accepter des fonctions publiques ou d’agir comme arbitres dans les réconciliations.
Jean de Vicence travaillait surtout à Bologne, dont il révisa les statuts en 1233. En cet endroit, nous dit-on, il avait la grâce de la prédication. D’après les Vies des Frères, les habitants de Bologne lui étaient tellement dévoués qu’ils adressèrent au Chapitre général une pétition pour que jamais il ne quitta cette ville. Pourtant, d’après le chroniqueur franciscain Salimbene, c’était «un homme de peu de savoir, plutôt porté sur les miracles». Il semble que sa renommée lui soit montée à la tête. En 1236, Jean se trouve en difficulté pour s’être fait nommé duc de Vérone à l’insu du Pape. Plus tard, grâce à l’intervention de l’évêque de Modène, il échappe de justesse à l’excommunication après être entré à Bologne avec toute la pompe normalement réservée au Pape. Avec le temps, nous rapporte Salimbene, «à cause des honneurs qui lui étaient rendus et du don de prédication qu’il avait reçu, il fut pris d’un tel égarement qu’il conçut la prétention d’opérer des miracles par ses seules forces, sans l’aide de Dieu… Quand il fut réprimandé par ses frères à cause de ses nombreuses extravagances, il répliqua : «Votre Dominique, c’est moi qui l’ai glorifié, alors que vous l’avez gardé au secret pendant douze ans. Si vous ne me laissez pas tranquille, je rendrai votre saint ridicule, et au monde entier je ferai connaître vos agissements». Ils furent obligés de l’endurer ainsi jusqu’à sa mort, n’ayant trouvé aucun moyen pour le mettre au pas. Un jour qu’il s’arrêta dans une maison franciscaine s’étant fait raser par le barbier, il fut offusqué parce que les frères n’avaient pas recueilli ses poils pour en faire des reliques.
Les personnages inspirés ou charismatiques peuvent constituer une menace ! Il existe tout de même dans l’Église une véritable vocation prophétique dont on ne peut se permettre de faire abstraction. «Ils se trompent lamentablement, écrit saint Irénée, ceux qui, croyant à l’existence de faux prophètes, bannissent de l’Église le véritable don de prophétie ; ils sont comme ces gens qui se séparent de la communion de leurs frères simplement parce que quelques-uns de ceux qui viennent à l’église sont des hypocrites.
Nous avons vu dans la primitive Église, se développer côte à côte une hiérarchie territoriale bien déterminée et un «ordre de prophètes» qui, eux, ne sont généralement rattachés nulle part et dont la relation avec l’évêque du lieu et le clergé n’est pas définie. J’ai déjà soutenu que saint Dominique, pour la première fois, a vraiment réussi à créer un moyen de relier ces prophètes à la structure de l’Église, et ce d’une manière à la fois institutionnelle et canonique.
C’est vraiment en ces termes que le Pape Honorius III, dans une des principales bulles de recommandation, présente les Frères Prêcheurs aux évêques : «Puisque celui qui reçoit un prophète comme prophète reçoit la récompense d’un prophète, nous vous recommandons ces prêcheurs qui sont nécessaires à l’Église parce qu’il nourrissent le peuple de la Parole divine ; si vous les accueillez comme ils le méritent, vous recevrez vous mêmes une récompense incomparable.
Il est amusant, sinon réellement significatif, de constater que le Pape suggère aux évêques pour discerner les vrais prophètes la même méthode empirique que celle utilisée dans la Didachè tant de siècles auparavant et que le Moyen âge ignorait sûrement : si le prophète (ou le prêcheur) commence à demander de l’argent au cours de sa prédication, il s’agit là d’un faux prophète.
L’Église a besoin de prêcheurs dont la compétence n’est pas simplement réduite à un mandat juridique, ni envisagée comme dérivant automatiquement de certaines qualités ascétiques ou charismatiques. L’importance de ce besoin émergea clairement durant les douzième et treizième siècles par suite des nombreuses controverses dans l’Église. Que cette situation ait constitué un arrière-plan déterminant dans l’inspiration et l’acceptation ecclésiale des Dominicains, cela ne fait aucun doute.
Les Dominicains ont compris la nécessité de recevoir un mandat officiel de l’Église pour leur prédication ; mais ils ont saisi en même temps que ce n’est pas, en fin de compte, le mandat qui fait le prêcheur, mais la grâce de Dieu. Alors la vocation des frères, pourvu qu’ils soient précisément prêcheurs, est une chose indépendante et plus fondamentale que leur insertion dans l’institution de l’Ordre dominicain.
fr. Simon Tugwell. La voie du prêcheur. Dartman, Longman & Todd, Ltd., 1986.